Association familiale van Outryve dYdewalle Familievereniging

Un usage très ancien

En septembre dernier, ma sœur Anne-Françoise et mon beau-frère Jean van der Haert fêtaient leurs noces d’or. Ils réunirent chez eux à Bonnecour, à Saint André-lez-Bruges, leurs enfants et petits-enfants, plusieurs membres de leurs deux familles, et de nombreux amis. Au cours de la réception, leurs enfants distribuèrent un texte qu’ils avaient rédigé pour la circonstance et nous invitèrent à le chanter ensemble. Ce fut le moment d’enthousiasme général. Vous avez certainement déjà vécu cela, par exemple à un mariage.

Mais savez-vous qu’il s’agit là d’une tradition très ancienne? Dès le 15ème siècle, poètes, orateurs et amateurs de littérature se réunissent en gildes qu’ils appellent Rederijkerskamer (Chambre de rhétorique).

Ils organisent des concours de poésie, et offrent leurs bons offices au public pour rédiger des poèmes et des chants à l’occasion d’une fête: mariage, ordination sacerdotale, jubilé, doctorat universitaire ou nomination à une fonction publique.

Aux 17ème, 18ème et 19ème siècles, l’usage de la poésie est plus généralisé qu’aujourd’hui. Les pièces de théâtre, par exemple, sont rédigées entièrement en vers. Mais on écrit également des poèmes de circonstance. Même de grands poètes comme Vondel au 17ème et Guido Gezelle au 19ième siècle en écrivent pour des amis et connaissances. Et il ne faut pas être poète reconnu pour s’y mettre. Des dédicaces et des vœux de tout genre sont exprimés en vers entre amis ou en famille. On use même de vers pour se recommander comme commerçant ou artisan.

Nous connaissons plusieurs de ces poèmes de circonstance rédigés par les Rederijkers pour des membres de notre famille. Ils peuvent être conservés sous deux formes: un grand exemplaire est souvent offert au héros de la fête, imprimé ou écrit sur de la toile ou de la soie, décoré de guirlandes peintes à la main, et joliment encadré; nous en conservons quelques uns dans la famille. Et l’on imprime le texte également sur une feuille de papier en petit format, pour être distribué aux convives et chanté tous ensemble, comme nous avons fait aux noces d’or d’Anne-Françoise et Jean.

Un bel exemplaire conservé depuis près de 300 ans

Je vous propose de regarder de plus prêt un de ces tableaux. Il date de la première messe de Josse van Outryve le 30 septembre 1731. Il mesure 90 cm de haut et 60 cm de large. Et nous y trouvons des renseignements intéressants sur la joyeuse compagnie réunie autour de la table à l’occasion de cet évènement familial.

03 Judocus van Outryve zoom OK

Qui est Josse van Outryve?

Josse van Outryve naquit à Oostrozebeke en 1706. Il fit de bonnes études de philosophie et de théologie au Grand Séminaire de Bruges et à l’université de Louvain (Leuven) où il défendit sa thèse en théologie le 17 août 1731; un exemplaire de sa thèse en théologie est conservé à la bibliothèque de la ville de Bruges; on trouve une photo de la page de titre dans les souvenirs de famille rédigés par mon grand-père Stanislas d’Ydewalle (1871-1959), ainsi que dans le livre sur la famille d’André Vanhoutryve. Après ses études, Josse resta quelque temps à Louvain comme sous-régent du collège universitaire De Lelie, c.à.d. comme responsable des étudiants qui résidaient au collège. Il resta actif comme théologien toute sa vie. Il devint chanoine à Bruges, en 1735 du chapitre de Notre Dame, et en 1743 du chapitre de la cathédrale Saint Donat. Je me dois de mentionner que Josse fit placer en 1737 une grande statue gothique de la Vierge dans une petite chapelle champêtre sur ses terres à Meetkerke; cette belle statue est toujours conservée dans la famille. Josse décéda en 1775, et fût enterré à Saint Donat. La pierre funéraire se perdit malheureusement lors de la destruction de la cathédrale à la Révolution Française; on trouve une reproduction dans les deux études citées.

Le titre du tableau

Le lay-out des ces tableaux reste le même pendant des siècles. En titre se trouve le nom du héros de la fête, suivent deux poèmes: un long poème en deux colonnes, puis un second poème, plus court en cinq strophes, souvent humoristique, destiné à être chanté ensemble sur un air connu. Voici le titre:

LUCK-WENSCHENDEN EER-GALM

TOEGEËYGENT

                Aenden Eerweerdigen, Deught-rijcken en Godminnenden Heer,

Hr JUDOCUS VAN OUTRYVE

Nieuw-gewijden Priester van den Alderhooghsten,

DOENDE SYNE EERSTE

ONBLOEDIGE OFFERHANDE

DER

HEYLIGE MISSE

INDE KERCKE VANDE EERWEERDIGE RELIGIEUSEN

ARME CLARISSEN (geseyt) COLETIENEN

Binnen Brugghe op den 30 september 1731.

Ik hebbe hem verkoren voor my tot eenen Priester, dat hy opgaen soude tot mijnen Autaer.

1 Reg. Cap. 2 v. 28.

Proclamation de félicitations, offertes au révérend, vertueux et aimé de Dieu, sieur Josse van Outryve, nouvellement ordonné prêtre du Très-Haut, célébrant sa première offrande non-sanglante de la Sainte Messe, dans l’église des Révérendes Religieuses Clarisses Pauvres, dites Colettines, à Bruges le 30 septembre 1731.

Je me l’ai choisi comme prêtre, afin qu’il monte à mon autel. (1er Livre de Samuël, chap. 2, verset 28.)

Judocus est la forme latine du prénom Josse (Joos ou Joost en Néerlandais). Saint Josse vécut en Bretagne au 7ème siècle. Nous apprenons que Josse van Outryve célébra sa première messe au couvent des Colettines ou Clarisses Pauvres de Bruges; ce couvent se trouvait entre la Porte Sainte Catherine et le Béguinage. Josse avait alors 25 ans. L’orthographe et la terminologie témoignent de l’époque.

Le long poème, imprimé en deux colonnes

Nous découvrons l’un après l’autre les convives de la fête; je souligne leur nom. Le poète chante d’abord de hooghe Vader-sorgh, la bonne éducation que Josse reçut de son père. Il s’appelait également Josse (1678-1764). Josse senior avait 53 ans quand son fils fût ordonné prêtre. Il fût bourgmestre d’Ename de 1716 à 1740, puis il déménagea à Oostrozebeke pour y devenir également bourgmestre. Le jeune prêtre avait perdu à l’âge de dix ans, sa mère Suzanne Kint (1670-1716). Son père se remaria en 1721 avec sa nièce Anne van Landeghem (1688-1763). Mais le texte ne fait pas mention d’elle; je ne sais pas pourquoi.

Ensuite le poète fait l’éloge de ses professeurs. Il en nomme deux, qui ont donc dû être également à table: d’Heer Van Vyve et d’Heer De Vos. Le chanoine Augustin Van Vyve fût un prêtre important sous l’épiscopat du grand évêque de Bruges Hendrik van Susteren (1716-1742). Il fût président du Grand Séminaire de Bruges de 1719 à 1749. Pendant ce long mandat il redonna vie à cette institution importante, après une période très difficile au 17ème siècle. En 1740 il installera le Grand Séminaire dans le prestigieux Hof van Pittem, dans la H. Geeststraat, que l’évêque van Susteren acheta au prince Emmanuel de Croÿ-Solre (1718-1784), qui était aussi seigneur de Pittem. Ce palais restera le séminaire jusqu’à la Révolution Française en 1789, et deviendra l’évêché en 1833, quand le séminaire fût installé dans l’ancienne abbaye de Dunes au Lange Rei. Je n’ai pas encore eu l’occasion de chercher qui était l’abbé De Vos, je suppose qu’il était lui aussi professeur au Grand Séminaire de Bruges.

Ensuite nous lisons dans le texte: En denckt nu met wat vreught uw Moeyen u aensien (Et songez maintenant avec quelle joie vos tantes vous regardent). Qui seraient ces tantes? Parmi les sœurs de Josse (père), quatre sont encore en vie en 1731:

1. Jacqueline van Outryve (1669-1741): veuve de Jean van Schoebeke (+1719). Son mari avait une fonction publique comme bailli d’Ooigem.

2. Marie-Anne (1674-1746): restée célibataire. Marie-Anne et sa sœur Catherine (qui suit au n° 4) dirigèrent ensemble une importante firme commerciale à Bruges. Elles importaient du thé de Chine et avaient de nombreux contacts commerciaux aux Pays Bas, en France et en Angleterre.

3. Jeanne (1681-1758): veuve d’Antoine Ketele (1677-1716), épouse en secondes noces de Jacques van der Plancke (1689-1789). Antoine Ketele était bailli de Desselgem.

4. Catherine (1684-1756): veuve de Jean-Baptiste Braet (1681-1712), grand commerçant à Bruges.

Cinq lignes plus loin le texte parle de: uw Moeyen alle twee (vos deux tantes). Il doit s’agir de Marie-Anne et Catherine, les deux grandes commerçantes, qui vivaient à Bruges; la tante Jacqueline vivait à Ooigem, et la tante Jeanne à Courtrai. Le poète dit que ces deux tantes n’avaient qu’une préoccupation: la prospérité de leurs neveux.

Et le poète recommande au jeune prêtre de prier Dieu de pouvoir devenir à son tour le soutien de ses frères, die nog met vyven zijn (qui sont encore à cinq); ils ont bien de la chance d’avoir maintenant un frère prêtre. Qui sont ces frères? Josse senior aura dix enfants. Nous les parcourons, en soulignant le nom des cinq qui participaient à la fête de l’ordination de leur frère Josse junior.

Du premier mariage de Josse senior avec Suzanne Kint naquirent cinq fils:

1. Joseph (1699-1768): Il resta célibataire et alla se fixer à Ooigem où il agrandit encore ses propriétés; une grande ferme restera dans la famille de Meester-d’Ydewalle. Joseph a dû être de la fête.

2. Jacques (1701-1764): Il resta également célibataire; il décédera à Anvers. Lui aussi a dû être à table.

3. Pierre-François (1703-1749): Il est le seul des dix enfants de Josse senior avec descendance. Il est notre aïeul à nous tous. Nous conservons son portrait, peint par Suvée, et au moins une copie venant du château Tudor. Pierre y porte un veston rouge, et nous l’appelons l’Homme Rouge. Reproduction dans le livre d’André Vanhoutryve.

Il épousera à Damme en 1736 Jacqueline de Krygher (1711-1764), devint trésorier de la ville de Damme et mourût à 43 ans. Le couple fit l’acquisition de la belle ferme Sint-Christoffel sur la berge gauche du canal de Damme à hauteur de la ville. Pierre a dû être également de la fête.

4. Josse (1706-1775): Qui fût ordonné prêtre en 1731.

5. Augustin (1710-1795): Lui aussi resta célibataire. Il reprit les affaires commerciales de ses tantes Marie-Anne et Catherine. Nous avons fait amplement sa connaissance grâce aux articles très intéressants de Laurence Van Kerkhoven, conservatrice au musée Groeninghe de Bruges, et de Françoise d’Ydewalle dans le n° 28 de cette revue familiale, datant de juin 2018. Augustin devait être lui aussi à table le 30 septembre 1731.

Du second mariage de Josse senior avec Anne van Landeghem naquirent encore quatre fils et une fille, mais quatre de ces cinq enfants moururent en bas âge:

6. Gandolphe ( ° & +1722)

7. Louis-Emmanuel (1722-1786): Ce demi-frère de Josse avait neuf ans en 1731. Il deviendra prêtre lui aussi, en 1741, et également chanoine. Il était de taille plus petite que Josse, et pour distinguer les deux demi-frères chanoines van Outryve, les Brugeois de l’époque appelait Josse De Lange Kannunik. La grande taille de beaucoup de d’Ydewalle est donc de longue date! Nous conservons également un tableau avec des poésies de circonstance de la première messe de Louis-Emmanuel; il fait la paire avec celui de Josse.

Naquirent encore: trois enfants, tous morts en bas âge:

8. Jean-Amand (1725-1727)

9. Jean ( ° & +1728)

10. Marie-Catherine (1732-1735)

Voilà donc ces cinq frères de Josse, tous célibataires en 1731, âgés de 32 à 9 ans, rassemblés autour de la table familiale en ce beau jour de la première messe de leur frère, le 30 septembre 1731.

Un premier chronogramme

Un chronogramme est un texte dans lequel est cachée une date: l’addition des lettres en chiffres Romains donne en effet la date de 1731:

LOFBAER   LEEST   JUDOCUS   VAN   OUTRYVE   SYN   EERSTE   MISSE.

(Digne de louanges, Josse van Outryve célèbre sa première messe.)

L (= 50) + L (= 50) + J (= 1) + U (= 5) + D (= 500) + C (= 100) + U (= 5) + V (= 5) + O (= 0) + U (= 5) + Y (= 2) + V (= 5) + Y (= 2) + M (= 1000) + I (= 1) = 1731

Le second poème

Le deuxième texte, rédigé pour être chanté, est composé de cinq strophes. Le titre du chant dit qu’il est destiné à être chanté, mais ne précise pas sur quelle mélodie: Op een musicaelen trant. Le poète fait encore une fois mention du chanoine Van Vyve (2ème strophe), et termine en invitant tous les convives à se réjouir en Dieu, et à lever le verre à l’avenir du jeune prêtre (5ème strophe).

Second chronogramme

JUDOCUS   VAN   OUTRYVE   OFFERT   ’T HEYLIGH   LAM.

(Josse van Outryve fait l’offrande du saint Agneau.)

J (= 1) + U (= 5) + D (= 500) + C (= 100) + U (= 5) + V (= 5) + U (= 5) + Y (= 2) + V (= 5) + Y (= 2) + L (= 50) + I (= 1) + L (= 50) + M (= 1000) = 1731

Annotations au bas du document

Au bas du tableau se trouve la dédicace du donateur du tableau: c’est le cousin de Josse, Pierre-François van Neste; il est évident qu’il a dû être à table également:

Opgedraegen door U.L. toegenegen Cosijn PETRUS FRANCISCUS VAN NESTE.

Et enfin on trouve le nom de l’imprimeur:

Tot BRUUGE, by PIETER VANDE CAPELLE, inde Steen-straete inde GULDEN RIBBE.

Il est écrit Bruuge au lieu de Brugge ; rien n’est parfait. Remarquez qu’à l’époque les maisons n’ont pas de numéro, mais portent un nom: De Gulden Ribbe.

Un précieux souvenir de famille

Vous avez compris que des souvenirs de ce genre nous aident à garder la mémoire de notre famille. Nous avons bien de la chance! Des souvenirs de ce genre peuvent donner une qualité unique à notre famille. Cela ne veut pas dire que nous soyons meilleurs que d’autres! Mais la mémoire peut mettre notre vie dans une perspective plus large. Si nous en devenons conscients.

Dans une interview récente à l’occasion de l’ouverture des expositions à Louvain (Leuven) sur les trésors de sa famille, le duc Léopold d’Arenberg dit: La noblesse ne vit pas sur une autre planète. Mais elle met peut-être d’autres accents – par exemple sur l’histoire de la famille. Et l’histoire nous aide à comprendre le monde d’aujourd’hui, et donc à réfléchir mieux et plus librement. Il ne faut pas dire aux gens ce qu’ils doivent faire, il faut leur ouvrir les yeux. Celui qui en sait plus, pense autrement. La connaissance du passé donne de l’équilibre. Il faut savoir d’où on vient.

Si vous me demandez le rôle que peut jouer la noblesse aujourd’hui, je le vois dans cette lumière: nous avons une mémoire collective. Je me vois moi-même plus comme un maillon d’une chaîne que comme un individu. Avec nos archives et toute la connaissance que nous avons du passé de notre famille, nous pouvons contribuer à la connaissance générale de l’histoire. Nous pouvons jouer ainsi un rôle essentiel dans la société.

Dans une interview récente à la VRT (en novembre 2018) il dit encore: Chaque famille a une longue histoire. Mais dans la plupart des cas nous ne la connaissons pas. Et c’est là qu’une famille comme la nôtre peut avoir une contribution essentielle, pour tout le monde.

Stany d’Ydewalle